Interview : João Pedro Rodrigues
Avec L’ORNITHOLOGUE João Pedro Rodrigues signe une revisisation très personnelle de la vie de Saint-Antoine. Il y met en scène Fernando, un ornithologue solitaire, qui s’aventure dans une contrée isolée afin d’observer des cigognes noires. Emporté par les rapides lors d’une expédition en kayak, le protagoniste est sauvé par un couple de Chinoises cherchant le chemin les menant à Saint-Jacques-de-Compostelle. Tandis que ces femmes pèlerins changent de visage, voyant en Fernando l’incarnation du mal, la forêt se révèle de plus en plus étrange et sombre, et devient un terrain de rencontres inédites. Lauréat du Léopard d’Argent du meilleur réalisateur lors du 69 ème Festival de Locarno, João Pedro Rodrigues présentait son surprenant long-métrage au Black Movie à Genève. Rencontre.
Quelle a été l’origine de L’ORNITHOLOGUE. - Je crois que c’est le désir d’être ornithologue moi-même lorsque j’étais enfant. C’était comme enfui en moi, et quelque part toujours présent. Quand je voyage, j’emmène mes jumelles avec moi et je vais observer. Je ne sais pas très bien pourquoi mais je me suis dit que c’était le bon moment. Je ne sais jamais de quoi va traiter mon prochain film, c’est toujours un peu mystérieux et ça a été un déclencheur. C’est très certainement lié à mon âge aussi. L’ORNITHOLOGUE est un peu un autoportrait. Au début de l’écriture je m’approchais de la cinquantaine, et sans penser le finir l’année de mes 50 ans – même si c’est le cas.
Quel a été le moteur du scénario ? Est-ce que l’ornithologie en tant que telle a été une clé ? - J’avais envie de sortir de la ville et de faire un film complètement en extérieur. Je voulais m’émanciper des contraintes de tourner en intérieurs. Le seul intérieur qui existe dans le film est une tente, ce qui n’est pas en soi un réel intérieur. Parallèlement j’aime revenir sur des mythes, le réécrire et d’une certaine façon de les refaçonner selon ma lecture. J’ai eu l’idée de raconter le mythe de Saint-Antoine, qui est très portugais, tout en y entremêlant d’autres.
Ce n’est pas la première fois que vous revisitez des mythes. - J’avais fait un court-métrage sur l’aube d’après la nuit de Saint-Antoine que l’on célèbre au Portugal(Alvorada Vermelha, 2011). Au final ça n’avait rien à voir avec Saint-Antoine car c’est un documentaire sur les gens qui rentrent chez eux après avoir fait la fête, mais il y avait cette idée de rester sur cette figure mythique fondatrice de la société portugaise. J’ai découvert que Saint-Antoine est le Saint le plus populaire au monde. Je ne suis pas religieux, mais je suis fasciné par comment on vit aujourd’hui avec ces êtres transcendants, surhumains qui sont un peu des super-héros.
L’ORNITHOLOGUE démarre de manière réaliste et même naturaliste avant de basculer vers le fantasmagorique. On peut pleinement pénétrer cet univers référentiel sans pour autant maîtriser ces références. - Je pense même que ce n’est pas important. Le gens s’en soucient d’ailleurs trop. Je pense qu’on peut simplement se laisser emporter, c’est aussi une histoire. C’est le récit d’un homme qui se perd dans la nature et qui se retrouve autre. J’ai le fantasme de devenir quelqu’un d’autre. Le film met aussi ça en scène ; je tente d’aller au-delà de moi.
Faudrait-il faire le deuil de son identité pour pouvoir enfin vivre ? - Il y a plutôt l’idée de changement. Je crois en l’idée des personnages qui évoluent et qui se transforment. Ça part vraiment du désir d’être quelqu’un d’autre. J’ai toujours voulu être ceux que je désire, et je désire mes acteurs. La façon dont je les filme est comme une sublimation de ce désir. C’est peut-être de cette seule façon qu’ils peuvent incarner mes personnages. Ça peut sembler très intime, mais c’est très professionnel – disons que je garde mes distances. Mais mon cinéma s’approche toujours de l’intimité.
La voix du protagoniste auquel Paul Hamy donne corps est la vôtre. Etait-ce une façon d’acter cette transcendance ? - Je pense toujours être mes personnages. Ici, c’est plus radical car je me mets en scène. Je fantasme sur un corps qui n’est pas le mien, mais c’est peut-être quelqu’un que j’aurais aimé être. Comme il parle avec ma voix, c’est comme si je le hantais depuis le début. Je n’avais pas l’idée de le doubler au départ et Paul a appris le portugais pour le film. Mais Saint-Antoine était portugais et il me semblait important qu’il parle avec une voix sans accent. Comme, juste avant le tournage, j’ai eu l’idée de jouer moi-même quelques scènes, j’y ai pensé sans savoir si ça ferait sens. C’est en montant le film que j’ai compris que ça fonctionnerait. Le doublage a été un gros travail. En principe c’est un principe que je n’aime pas. Mais ça faisait sens narrativement, ça renvoyait à cette idée de duplicité.
Qu’est-ce qui vous a conduit à donner le rôle à Paul Hamy ? - Au départ, l’idée du personnage était plus proche de mon âge. On n’est pas sûr de quand Saint-Antoine est né, mais il serait mort vers l’âge de 40 ans. Mon producteur m’a suggéré Paul Hamy. Je l’ai rencontré et c’était très étrange car on est très différents. En travaillant avec lui, je me suis dit qu’il pouvait incarner ce que j’avais en tête. Et je suis très content de l’avoir choisi. J’ai toujours l’impression que si je n’avais pas trouvé les bons acteurs, il m’aurait été impossible de faire mes films. Et je crois que si je n’avais pas trouvé Paul, je n’aurais pas pu faire L’ORNITOLOGUE.
Malgré le basculement vers le mythe, l’approche semble naturaliste. - Il y a la monumentalité du réel des endroits où l’on a filmé. Ce sont des paysages très sauvages. Le tournage a pris place dans la partie peut-être la plus sauvage du Portugal, dans un endroit que beaucoup de portugais ne connaissent pas où une rivière est la frontière entre le Portugal et l’Espagne. Pour filmer les oiseaux, il nous fallait aussi aller dans les réserves où ils vivent et avoir les autorisations. On est toujours parti du réel, mais le film glisse aussi progressivement vers le fantastique. Vers la fin on a ajouté des lumières plus colorées qui vont de pair avec l’évolution du film, de sa tonalité, dans ce glissement entre le naturalisme et le fantastique.
L’ORNITHOLOGUE est aussi un film de rencontres. - Oui, le protagoniste doit d’une certaine façon passer certaines épreuves, un peu comme Hercule. D’un certain point de vue, le film est très linéaire dès lors qu’on suit un personnage et son parcours. Il rencontre des personnages réalistes ou mythologiques. Sa première rencontre le confronte à des Chinoises qui font le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Il fallait que la probabilité de cette rencontre soit réaliste, ancrée dans le réel, pour ensuite partir dans une autre direction. Elles sont perdues et on pense qu’elles le voit comme le sauveur qui peut les guider… après on se rend compte que ce n’est pas vraiment ça. Vers la fin du film je me suis permis d’être plus fou.
Est-ce que vous envisagez le point de vue du spectateur, que ce soit à l’écriture ou lors du tournage ? - Je suis toujours le premier spectateur en faisant le film. Je ne me demande pas si le film va plaire ou non, mais je ne dois pas m’ennuyer. J’essaie d’être critique à l’égard de ce que je fais et qu’il y ait toujours une tension. C’est une question de sensation.
Le film nous entraine de basculement en basculement, nous sommes en quelque sorte perdus au même titre que le protagoniste. - J’aime être surpris au cinéma. Même dans la lenteur ou la longueur, par exemple d’un plan séquence, il faut qu’il y ait de smodulation, que l’on soit surpris. Sinon ça ne sert à rien.